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Les experts tablent sur un monde pleinement digital d’ici 2035
Par Susan Lahey
Dernière mise à jour 23 septembre 2021
« Le numérique redessine le fondement même de notre société et de ses codes » : voilà les mots utilisés par Scott Smith, responsable des webinars chez Gartner, lors d’une discussion dédiée à l’impact sociétal de la digitalisation des échanges.
Prenons comme exemple Facebook. Cette entreprise privée, qui gère une plateforme rassemblant des milliards d’utilisateurs, possède une influence sur la société tout entière : cet outil sert de caisse de résonance aux mouvements sociaux, mais aussi de terrain fertile à l’ingérence politique et au mal-être mental. Aussi, une question éthique se pose : les gouvernements doivent-ils réguler la portée de Facebook, ou doit-elle avoir la loi du marché comme seul arbitre ? En outre, quelle serait la marche à suivre pour limiter l’emprise que peut avoir son contenu sur les esprits ?
Il en va de même pour l’intelligence artificielle et la génétique. Ces deux domaines qui pourraient avoir un impact incroyable sur des pans entiers de l’humanité sont l’apanage de sociétés privées qui œuvrent selon leurs propres codes d’éthique. Or, n’est-il pas naïf de penser qu’une entreprise – qui par définition est motivée par le profit – limitera volontairement ses travaux pour le bien de l’humanité ?
Quelle serait la marche à suivre pour limiter l’emprise que peut avoir son contenu sur les esprits ?
Certaines entreprises technologiques sont bien sûr mues par un objectif noble, comme guérir une maladie rare, lutter contre la fin dans le monde ou préserver l’équilibre climatique. Hélas, elles sont souvent boudées par les investisseurs en raison de leur faible rentabilité et les gouvernements, bridés par les liens étroits qu’ils entretiennent avec certaines industries, préfèrent généralement fermer les yeux. Une révolution politique sera-t-elle nécessaire pour faire bouger les choses ?
Aujourd’hui, le monde digital a des allures de Far West. La technologie progresse à un rythme effréné qui empêche tout recul sur son impact à long terme. On laisse faire en partant du principe que la loi du marché servira de garde-fou, alors même que le numérique nous a déjà apporté son lot de problèmes insoupçonnés. Pire encore, ce raisonnement oublie que beaucoup de start-ups vertueuses ne placent pas le profit comme raison d’être.
Lors d’une discussion sur la balance des pouvoirs à l’ère digitale, Leigh McMullen, Bettina Tratz-Ryan, Dale Kutnick et Debra Logan, tous quatre analystes au sein du cabinet Gartner, ont abordé certaines de ces questions et dressé le portrait potentiel de notre société en 2035 : on vous propose ici une synthèse de leur vision.
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L’avènement des « entreprises-nations »
Les gouvernements sont mal équipés pour réguler le monde moderne, la faute à des législateurs qui méconnaissent la nature et le processus de développement des technologies émergentes. Le monde actuel du travail – marqué par une globalisation des relations et une fluidité inédite où des professions et des secteurs entiers sont en constante évolution, mais aussi par des employés en quête d’un large éventail d’avantages et d’expériences personnalisées qui n’ont parfois pas encore vu le jour – leur est complètement étranger. Leigh McMullen, analyste chez Gartner, observe une évolution paradoxale : si les nations sont aujourd’hui hostiles à la mondialisation, les entreprises digitales s’ouvrent de leur côté toujours plus à l’international. Elles diffusent leur culture, leur processus IA et leurs produits à travers le monde en dictant les règles du jeu. Et, en raison de leur influence, certaines de ses règles finissent par devenir un standard dans tous les secteurs.
Selon les analystes, beaucoup d’entreprises se comportent aujourd’hui comme un État-nation : elles suivent leurs propres lois et privilégient leurs « concitoyens » au détriment parfois de la société dans son intégralité. Il suffit par exemple de regarder l’impact environnemental et sociétal des géants de la tech dans la région de San Francisco.
Les sociétés n’ont pas pour vocation d’œuvrer pour le bien commun, mais cet objectif recoupe leurs intérêts propres. En effet, les études démontrent que les employés sont plus enclins à travailler pour des entreprises engagées dans la justice sociale. Toutefois, sans experts en éthique, en futurologie et en progrès social pour guider leur action, les sociétés peuvent – en pensant bien faire – prendre des décisions qui, à long terme, se révéleront néfastes pour le monde.
Les sociétés n’ont pas pour vocation d’œuvrer pour le bien commun, mais cet objectif recoupe leurs intérêts propres. En effet, les employés sont plus enclins à travailler pour des entreprises engagées dans la justice sociale.
Loin du manichéisme, les analystes de Gartner ont une vision nuancée des entreprises : elles tendent souvent à suivre leur propre loi, mais elles ont aussi la capacité de s’ériger en force vertueuse.
Pour Dale Kutnick, vice-président de Gartner et analyste émérite, « les sociétés et les gouvernements peuvent tirer parti de la technologie pour rendre le monde meilleur et venir en aide aux personnes en situation difficile ». Il espère que cela sera un leitmotiv au cours des années à venir, surtout que 10 % des habitants de la planète vivent encore dans une extrême pauvreté. Pour lui, la technologie est en mesure de fournir à chacun les sept éléments qui, à ses yeux, sont essentiels pour bien vivre : de la nourriture, un toit, des vêtements, un accès aux soins, un cadre sûr, un accès à l’éducation et une connexion haut débit. Ce dernier point peut surprendre, mais Dale considère que, dans une société digitale, les humains vivent à cheval entre le réel et virtuel (comme dans le livre Ready Player One). Ainsi, l’Internet rapide devrait pour lui être un droit humain fondamental.
Mais dans cette société digitale, la frontière entre gouvernements et entreprises technologiques va tendre à s’estomper. Par exemple, qui de ces deux acteurs aura pour mission cruciale de définir les droits fondamentaux de demain et de redistribuer les fruits du progrès à travers le monde ?
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La question épineuse de la propriété des données
Dans le monde digital, les données personnelles sont le nerf de la guerre. Les sociétés et les administrations s’en servent pour prendre des décisions qui impactent leurs « concitoyens », mais aussi pour influencer la pensée et le comportement des individus. Elles n’ont pas à chercher bien loin, car les consommateurs ont bien souvent besoin de partager leurs données pour accéder à certains contenus, profiter de remises ou améliorer leur expérience. D’après les analystes de Gartner, la notion de confidentialité aura disparu d’ici 2035 et, pour Dale Kutnick, cela pourrait être une bonne chose. Par exemple, le partage généralisé des données médicales et génétiques serait d’une grande aide pour éradiquer certaines maladies, repérer les signes avant-coureurs d’une épidémie et réduire le coût des soins de santé.
Mais hélas, ce partage pourrait aussi se retourner contre les usagers.
Comme l’explique Dale Kutnick, les inconnues restent nombreuses : « Dans l’absolu, partager mes données ne me dérange pas, mais je veux des garanties. Qui me dit qu’on ne va pas s’en servir pour m’arnaquer ou, qu’après examen de mon ADN, les compagnies d’assurance ne vont pas refuser mon dossier en raison d’un génome rare ? »
Par exemple, le partage généralisé des données médicales et génétiques serait d’une grande aide pour éradiquer certaines maladies, repérer les signes avant-coureurs d’une épidémie et réduire le coût des soins de santé. Mais hélas, ce partage pourrait aussi se retourner contre les usagers.
Cette crainte est renforcée par l’utilisation qui est déjà faite des données dans certains pays. La Chine a par exemple instauré un système de crédit social qui mesure la réputation des citoyens et la Russie n’hésite pas à bannir les applications qui empêchent les autorités d’espionner les internautes. Mais il ne faut pas pour autant croire que cette pratique se limite aux dictatures. Pour Leigh McMullen et Dale Kutnick, le credit score américain, qui mesure la solvabilité de chaque personne, joue au final le même rôle que le système chinois. En effet, cette note influe sur la place de chacun dans la société, car elle peut entre autres être consultée par les employeurs et les bailleurs potentiels.
En revanche, les nations européennes protègent ardemment les données de leurs citoyens. Alors que les États-Unis sont assez laxistes envers les sociétés, les autorisant à exploiter les données de chaque consommateur sans qu’elles aient à fournir de mise en garde sur la portée réelle de cette utilisation, l’Union européenne a choisi au contraire de resserrer la vis en adoptant le Règlement général sur la protection des données, qui donne à chaque citoyen de l’UE un droit de regard sur le traitement de ses données personnelles. Bettina Tratz-Ryan, analyste chez Gartner, cite également en exemple la Finlande, qui travaille sur un mécanisme européen de confidentialité et d’échange des données au sein duquel les informations de chacun seraient considérées comme un bien personnel.
« Le gouvernement finlandais souhaite instaurer un système d’échange où chaque individu serait le détenteur de ses propres données », explique-t-elle. À la manière d’une bourse, chacun pourrait alors monétiser ses données en acceptant de les partager contre un montant adapté à la valeur marchande.
Difficile de dire aujourd’hui quelle vision de la propriété prévaudra d’ici 2035 !
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Le (dés)équilibre des pouvoirs
De bien des façons, la technologie a rendu les sociétés plus égalitaires. L’invention de l’ordinateur et toutes les innovations qui ont suivi – comme Internet et les imprimantes 3D – ont considérablement facilité l’accès à l’entrepreneuriat, autrefois réservé à une caste restreinte. L’avènement du web et des réseaux sociaux a également contribué à la diffusion des valeurs démocratiques (mais le revers de la médaille, c’est qu’ils sont aussi une chambre d’écho pour les discours haineux). Dans le même temps, les logiciels open source et les sites de mise en commun du savoir, comme Creative Commons et Wikipedia, fournissent à chaque internaute une mine d’informations incroyable. Toutefois, certaines barrières persistent pour les personnes qui n’ont pas accès à l’éducation, dans les zones reculées et parmi diverses minorités. Ces progrès ne doivent pas non plus occulter que beaucoup d’organisations et d’institutions cherchent activement à concentrer les pouvoirs, et cette quête de suprématie est une source de tensions qui est vouée à s’intensifier.
Dans leur analyse, les intervenants de Gartner soulignent aussi que les entreprises qui cassent les codes – comme ce fut le cas avec Uber et Lyft – peuvent à leur tour être facilement bousculées. Selon Leigh McMullen, la prochaine révolution dans l’univers des transports pourrait bien venir d’anciens chauffeurs de ces plateformes qui, grâce à leur expérience du terrain, sont idéalement placés pour « déceler un besoin auquel aucune enseigne ne répond pour l’instant ». Pour lui, le monopole des acteurs qui, comme Facebook, ont l’avantage de détenir leur plateforme, pourrait aussi à l’avenir voler en éclats. Il dresse en effet un parallèle avec les e-mails : au tout début, cet outil était la chasse gardée des fournisseurs de messagerie, mais il est depuis devenu un protocole ouvert à tous. Selon Leigh, les réseaux sociaux devraient suivre la même trajectoire.
Certaines barrières persistent pour les personnes qui n’ont pas accès à l’éducation, dans les zones reculées et parmi diverses minorités. De plus, beaucoup d’organisations et d’institutions cherchent activement à concentrer les pouvoirs.
Lorsque la technologie permet à un acteur privé de remplir un rôle autrefois réservé à une institution, comme le traitement des hypothèques par exemple, elle rend le marché plus compétitif et modifie la balance des pouvoirs.
« La technologie a le pouvoir de bousculer l’ordre établi et d’éviter les monopoles institutionnels qui donnent à un seul acteur tout le loisir d’imposer ses conditions », ajoute Leigh McMullen.
Mais face au changement, l’ordre établi peut aussi riposter. Dale Kutnick se rappelle par exemple que, dans les années 90 aux États-Unis, beaucoup d’entreprises proposèrent à leurs employés de détenir une partie du capital. En réponse, le Congrès a intronisé le règlement FAS 123R, qui eut pour effet de modifier le code fiscal et de rendre cette pratique financièrement impossible, sauf pour les 2 % les mieux rémunérés de la masse salariale. Selon Leigh McMullen, « cette loi fut un immense camouflet pour la démocratisation du capitalisme ».
Bettina Tratz-Ryan nuance ce propos en avançant que les nations européennes, bien que capitalistes, adoptent souvent des lois visant à protéger le bien commun. Pourquoi ? Car là-bas, les citoyens et les entreprises comprennent la nécessité de guider la société dans une direction vertueuse. Aux États-Unis, de telles lois seraient perçues comme communistes et anti-commerciales dans le climat actuel. L’ère du digital est résolument libertaire : les « entreprises-nations » n’ont aucune envie de renoncer à ce statut et cherchent activement à éviter toute supervision de la part d’organismes d’État qui ne comprennent pas leur activité ou ne sont pas en mesure suivre leur évolution. Ce jeu du chat et de la souris se poursuivra-t-il 2035 ? Seul le temps nous le dira !
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Le modèle Amish 2.0
En réaction à cette digitalisation effrénée, certains citoyens vont choisir de se couper du réseau. C’est en tout cas l’opinion de Debra Logan, analyste émérite chez Gartner. Cela serait loin d’être inédit, comme en témoigne l’essor de la contre-culture dans les 60 et 70. On peut aussi retrouver ce même phénomène au XIXe siècle, où beaucoup de collectivités rurales en quête d’une « société idéale » ont vu le jour aux États-Unis. De la même façon, certaines personnes refusent aujourd’hui l’avènement du monde digital et trouvent refuge dans des lieux dénués d’Internet. L’idée n’est pas de se couper du monde : les adeptes de ce courant peuvent très bien utiliser le numérique dans leur travail, mais font le choix de vivre dans un espace « déconnecté ». C’est ce qu’on appelle le mouvement Amish 2.0.
L’ère du digital est résolument libertaire : les « entreprises-nations » n’ont aucune envie de renoncer à ce statut et cherchent activement à éviter toute supervision de la part d’organismes d’État qui ne comprennent pas leur activité ou ne sont pas en mesure suivre leur évolution.
« Dans les années à venir, de plus en plus de personnes vont chercher à fuir le brouhaha du monde numérique en trouvant refuge dans des communautés axées sur l’entraide et l’autosuffisance, ce qui n’est pas une mauvaise chose. La technologie, qui devrait devenir plus intrusive et omniprésente au fil des années, va inciter certaines personnes à se couper du réseau », prédit Debra Logan.
Les possibilités pour 2035 sont aussi nombreuses que contradictoires. Par leur opposition, les forces en action – autoritarisme vs collectivisme, capitalisme vs socialisme, entreprises-nations vs régulation étatique – sont source de changement au quotidien. Aussi, le monde de demain reste très malléable. Alors identifiez la trajectoire que vous souhaitez qu’il prenne et concentrez votre énergie dans cette voie !